« Le fil conducteur » Et « L’entraînement à imaginer »


Exposition de l’artiste Sun Mi KIM, lauréate du Prix « Paris Jisung »

SIM Eunlog, critique d’art et professeur invité à la Methodist theological university de Séoul.

Dans le fameux conte « Ali Baba et les 40 voleurs », les voleurs pénètrent dans la grotte au trésor en disant « Sésame, ouvre-toi ! ».

La formule secrète « Sésame, ouvre-toi » permet d’ouvrir l’extérieur et au « moi » d’y pénétrer. Les voleurs pensaient que la grotte au trésor leur appartenait, le « moi » estime souvent que l’extérieur lui appartient.

Sun Mi KIM fait tout le contraire en clamant « Sésame, ouvre-moi ! ». Elle s’ouvre et accepte que l’extérieur entre en elle, elle s’efforce de s’extérioriser.

Les œuvres de Sun Mi KIM « Variation sur fils de sang : visibilité »,  « Entre deux » et « Dimensions relatives » de diverses dimensions et utilisant la poudre de marbre, du pigments, des fils, sont des toiles ouvertes reliées à l’extérieur et reproduisent bien la pensée de l’artiste. Deux toiles séparées qui semblent être indépendantes l’une de l’autre, sont reliées par un fil rouge comme le sang. Le fil rouge qui forme un polygone semble dicter la relation entre les deux toiles et revêt une signification particulière, mais cette fois, l’artiste va accrocher le fil à l’extérieur de la toile, sur un clou quasiment invisible. Ainsi, un autre espace polygone qui relie la toile et le mur se forme, comme s’il y avait une raison spéciale alors que quelques minutes auparavant, ils n’avaient rien en commun. Sur la toile et sur le mur, il y a une multitude de petits clous invisibles. A chaque fois que l’artiste change la position du fil, un nouveau lien spatial se crée entre des entités qui jusqu’alors n’avaient aucun rapport. Sun Mi Kim autorise les spectateurs et ses collectionneurs à déplacer les fils. Ils peuvent ainsi participer directement à son travail et ne sont plus cantonnés à leur seul rôle de spectateur du regard. Ils entrent dans la toile et donc, dans l’esprit du « moi » de l’artiste.

« Sésame, ouvre-moi ! »

Le fil conducteur

SHIM : Je trouve que le terme de « fil conducteur » que vous utilisez est précisément un « fil conducteur » qui explique bien votre univers. Ce sont les fils qui lient deux toiles indépendantes, ou même une seule toile au mur. Est-ce que les fils représentent le concept du lien ?

KIM : Ils représentent le lien, mais il ne s’agit pas uniquement d’un lien qui unit mais également d’un lien qui sépare. Le « fil » symbolise la structure des liens entre deux êtres humains, entre l’intérieur et l’extérieur, et j’en fais parallèlement une œuvre plastique.

SHIM : Votre travail se crée sur la toile, donc on peut parler d’œuvre en deux dimensions, mais elle est structurée dans l’espace à travers ce fil, donc on peut également la qualifier d’installation en trois dimensions. En combien de dimensions est votre travail ?

KIM : Mon travail peut être en deux ou trois dimensions, mais pour être précis, ce n’est ni en deux ou trois dimensions, je dis souvent que c’est en deux dimensions et demie.

SHIM : Depuis quand utilisez-vous le fil dans votre travail ?

KIM : Presque depuis mes débuts. J’utilisais déjà des fils lorsque je travaillais la peinture à l’huile, je les cachais pour qu’on ne les voit pas, parfois avec des couleurs.

SHIM : Est-ce que vous cachiez ces fils dans la toile parce que les liens sont un enchevêtrement qu’on ne voit pas mais qui lie le monde comme les veines de notre peau ? Pourtant, malheureusement dans ce cas, j’imagine qu’il est difficile pour les spectateurs de déceler ces liens intériorisés. D’ailleurs, vos toiles sont très différentes des toiles que l’on peut voir en général, les fabriquez-vous vous-même ?

KIM : En effet, je ne sais pas pourquoi je cachais ces fils, il faudrait que j’y réfléchisse. Quant aux toiles, je les fabrique moi-même, car mon travail s’apparente à une fresque et les toiles du commerce s’abîment très vite. J’ai profité d’un voyage en Italie en 1997 pour apprendre les fresques et les cours de l’école Duomo m’ont ensuite beaucoup aidée. Pour fabriquer une toile, il faut d’abord des châssis en bois. Ensuite, du gros sable jusqu’au sable le plus fin, s’ajoute des matières minérales. En fait, je superpose les éléments du plus brut au plus doux, couche après couche. C’est dans cette superposition que je dépose une couche, puis des fils, une couche puis encore des fils jusqu’à ce que j’obtienne une quarantaine de couches. Vers la fin, cela devient aussi fin qu’une superposition de poussières ou qu’un enduit qu’on apposerait sur une céramique. L’épaisseur n’est pas si importante qu’on pourrait le croire, mais son poids est très lourd.

SHIM : J’ai l’impression que vous devez passer plus de temps et mettre plus d’énergie à fabriquer vos toiles plutôt que vos œuvres.

KIM : C’est parce que cette étape est très importante pour moi. C’est à travers cette superposition de couches que la peinture va être absorbée et cette part de hasard fait que moi-même, je ne peux en prédire le résultat. Les couleurs vont ainsi s’imprégner profondément entre les diverses couches comme si elles allaient toucher la substance de l’existence. Mon œuvre commence dès l’instant où je pose un fil sur la toile.

Entraînement à imaginer 1

SHIM : Quand et comment avez-vous commencé à utiliser le fil dans votre travail ?

KIM : Cela remonte à très loin et c’est une histoire un peu longue. C’était dans une rue de Taereung à Séoul, j’avais six ans et demi et j’avais levé mon bras pour traverser quand soudain une voiture m’a percutée. Le choc m’a propulsée, tout ce qui m’entourait est devenu blanc et j’ai eu l’impression d’être longtemps suspendue en apesanteur. Des années plus tard, je m’en souvenais encore précisément et je me disais que si la mort ressemblait à cela, ce ne devait pas être si terrible que ça.

SHIM : Six ans et demi, c’est très jeune. Le choc a du être terrible.

KIM : En réalité, je me souviens très clairement du moment de l’accident, mais pour ceux qui l’ont vu de leurs propres yeux, cela a dû être une scène très choquante. Du sang jaillissait de mon cou, tous mes os étaient brisés jusqu’aux plus petites articulations. J’ai même perdu toutes mes dents mais elles ont repoussé. Le fait d’être une enfant m’a au moins permis un prompt rétablissement.

SHIM : C’est très dur de voir un jeune enfant blessé. Si le conducteur n’a pas été capable de voir un enfant traverser la rue, c’est qu’il devait conduire dans un état d’ébriété.

KIM : Le conducteur a pris la fuite et on ne l’a jamais retrouvé, donc je n’en sais rien. Maintenant que le temps a passé, je pense que c’était mieux ainsi, car je l’ai oublié d’autant plus vite et je n’ai pas pu le haïr parce que je ne savais pas qui c’était.

SHIM : J’imagine que la période du traitement a dû être très douloureuse. Pourtant on ressent un sentiment gai et chaleureux qui se dégage de vos travaux récents à l’opposé de Frida Kahlo qui exprimait telle quelle sa propre souffrance dans ses œuvres en la faisant partager aux spectateurs.

KIM : Peut-être était-ce parce que j’étais jeune, je ne pensais qu’à m’amuser. En fait, mon corps était tellement brisé que je ne pouvais pas avoir de plâtre, alors on m’a attachée pour immobiliser mon corps. J’étais alitée et forcée à regarder le plafond sans pouvoir bouger. Le lit en métal était un lit médicalisé utilisé en orthopédie où l’on peut suspendre divers équipements. Je pouvais donc voir au-dessus de moi tous ces cathéters entrelacés ci et là, dont celui du liquide de perfusion. A l’intérieur, de multiples liquides perlaient, parfois c’était un liquide rouge. C’est en observant ces tubes, ces fils, que mon imagination se déployait et que je m’amusais.

SHIM : Il y avait donc une anecdote cachée au fil, au fil blanc et au fil rouge. Le liquide rouge devait être porteur de vie (sang). Au début, cela m’a fait penser au fil rouge des « Bloodline » de ZHANG Xiaogang mais je crois que c’est différent. Pourtant il existe des similarités dans le fait que malgré un passé devenu blanc par l’oubli, le fil rouge (les liens du sang) persiste toujours au présent. Il y a également le fait que ce fil ne relie pas seulement les êtres humains mais les objets et l’espace.

Vous étiez encore jeune, mais en observant ces liquides blanc et rouge pénétrer et sortir de votre corps, n’avez-vous pas pensé que votre vie ou votre corps pouvait se trouver également à l’extérieur ?

C’est parce que lorsqu’on voit votre travail, on a l’impression que le fil rouge relie l’intérieur à l’extérieur et vice-versa.

KIM: Bien sûr, à l’époque je ne pensais qu’à m’amuser, mais à partir de ce moment-là, je crois que j’ai réalisé que ma vie était reliée à l’extérieur. Parfois je faisais l’expérience de sortir de mon propre corps comme si je me regardais de l’extérieur. Au fond de moi, je pensais pouvoir me séparer de mon corps et donc le rejoindre à nouveau. Parfois, j’entrais dans le coma et à ce moment, je m’amusais avec mon corps qui se baladait librement dans l’espace. Evidemment, c’était un jeu qui avait lieu dans un état inconscient. Je jouais aussi avec le rythme du sang qui s’accélérait quand je n’allais pas bien ou que mon état s’aggravait.

De plus, en regardant tous les tubes et les plis qui entouraient mon corps de toute part, j’ai commencé à un moment donné à faire des pliages de papier, dans ma tête, car je ne pouvais pas bouger. Plus tard, quand j’allais mieux et que je pouvais bouger mes mains, j’ai concrétisé mon imagination en faisant de l’origami (pliage) et j’en ai vraiment fait beaucoup.

SHIM : En fait, vous regardiez ces lignes (fils) autour de vous comme des pointillés pour plier l’espace.

Entraînement à imaginer 2

SHIM : Je crois que ce lit d’hôpital vous a formé à imaginer lorsque vous étiez enfant. Y a-t-il une autre œuvre qui provient de cette imagination ?

KIM : Je fais souvent des rêves très réels du domaine de la science-fiction. Il y a environ 10 ans, j’ai rêvé de petits hommes qui mesuraient moins de 1,20 m. Les hommes de grande taille qui voulaient les exterminer faisaient en sorte que ceux-ci soient aspirés par une sorte d’aspirateur. C’était un rêve mais j’étais si furieuse que je m’y suis opposée. La solution consistait à faire avaler rapidement aux petits hommes un médicament qui faisait grandir afin qu’ils ne se fassent pas aspirés. Seule, je n’y arrivais pas et je demandais de l’aide.

Par la suite, j’ai eu l’occasion de concrétiser ce rêve lors d’une biennale en France (2e Biennale Rencontres internationales d’art contemporain de Chizé, 2004). Je devais exposer dans une église classée monument historique, donc je ne pouvais pas enfoncer un seul clou et il y avait de nombreuses contraintes. C’est ainsi que l’idée d’utiliser la cloche m’est venue. En temps normal, la cloche ne sonnait qu’à certaines heures mais j’ai pu obtenir l’autorisation de la faire sonner à ma guise pendant la période de la biennale. Lorsque les visiteurs tiraient sur une corde, une poupée dont la tête était à taille réelle grandissait (« Pourquoi la poupée grandit-elle ?« , 2004). Quand elle devenait immense, la cloche de l’église retentissait. Les visiteurs s’en donnaient tellement à cœur joie que la cloche sonnait beaucoup trop souvent et la poupée en fut endommagée. Pendant la biennale, lorsque la cloche retentissait, les villageois se disaient que la poupée s’était agrandie.

SHIM : Bien après la fin de la biennale, j’imagine qu’ils doivent parfois encore penser à votre poupée lorsque la cloche sonne. On dit que les œuvres et les performances participatives restent très longtemps gravées dans la mémoire des spectateurs. S’ils ont raconté l’histoire à leurs enfants, ceux-ci ont dû être tout excités et s’imaginer plein de choses, sans parler des enfants qui ont réellement participé à l’installation. En réalité, avec le développement de la science et de la raison, le monde contemporain a délaissé toute cette part de mystère et de fantaisie.

KIM : Oui, le mystère est la fantaisie possèdent un pouvoir incroyable. Pendant les vacances d’été quand j’étais en CP, j’ai passé un mois et demi avec ma famille dans une grotte sur le mont Samgaksan. C’était la saison des pluies, les orages et les tonnerres n’arrêtaient pas. Je n’avais jamais vécu la guerre, mais j’étais morte de peur. Pourtant, j’ai commencé à entendre le rythme régulier de fines gouttes d’eau tomber dans la grotte alors qu’au début, le son du déluge extérieur couvrait tout. Je me suis demandée sur quoi j’allais me concentrer : le déluge infernal à l’extérieur ou les gouttes d’eau paisibles à l’intérieur. J’ai préféré les gouttes d’eau à l’intérieur et je me suis exercer à n’écouter qu’elles seules. Pendant que je me concentrais sur leur rythme, la pluie avait cessé et une lumière éclatante était entrée dans la grotte. Cette lumière m’a amené un sentiment de paix et d’espoir. Plus tard, en me souvenant de ce moment, j’ai voulu réaliser une œuvre qui dégagerait le même sentiment de lumière chaude (« Abri dans la tempête, refuge intérieur« , 2010-2015)

SHIM : Dans le noir, il y a toujours 1% de lueur et votre volonté de vous concentrer sur cette infime lueur est impressionnante. Le monde doit être d’autant plus magnifique et radieux.

Merleau-Ponty disait que la motivation de nos actes se trouvait à l’extérieur et non à l’intérieur. Si je veux peindre une fleur, c’est la fleur qui me motive à la dessiner, pas moi. Ainsi le moi, sujet personnifié, se trouve ici mais également « là-bas, dans la fleur « . Ce n’est pas un concept abstrait philosophique mais une expérience réellement vécue que nous livre Sun Mi KIM. A travers un « fil conducteur « , elle nous donne « La clé du pays des merveilles » (2010) pour explorer et vivre une expérience fantastique.

(Entretien réalisé dans l’atelier de l’artiste, juillet 2015)

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